XXI années de photographie, Philip Bernard |

Le B.A.R présente le premier portfolio numérique du photographe Philip Bernard accompagné d’une sélection de tirages originaux. Une invitation a découvrir ses univers oniriques et érotiques…

Exposition visible du jeudi 29 novembre au dimanche 2 décembre de 14h30 à 18h30.

« Chacun sait que, dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. »
Gérard De Nerval, Aurélia 1

_Rêves de bromure

Double fantomatique et simulacre du réel, l’image témoigne toujours d’une bivalence, située à la croisée de deux mondes, et, entre présence et absence, elle s’impose comme substitut au réel tangible. Depuis la naissance d’un rayonnement magnétique capté par la rétine, jusqu’au centre du cerveau, au plus près d’un mystérieux corps genouillé latéral2, la perception des images a constamment suscité intérêts et questionnements. Fragments évanescents sans pesanteur, images mentales aux contours impalpables, dénuées de toute consistance physique, les images des rêves constituent un territoire atemporel et magnétique qui, là aussi, captive depuis des siècles. Prophètes, oracles, magiciens et sibylles furent parmi les premiers à considérer les songes comme des visions envoyées directement par les esprits au coeur des âmes assoupies. Pareils aux énoncés de l’Ancien Testament, les rêves ont aussi une fonction prémonitoire3, pouvant représenter des événements à venir, ou même servir d’avertissement4. Le rêve devient alors un moyen de communication entre le concret et l’impalpable, entre le visible et l’invisible, entre le passé et l’avenir. Dans sa Traumdeutung5, Freud, par son approche scientifique des rêves, ouvre la fameuse « voie royale » d’accès aux pensées inconscientes. Là, progressivement, derrière les contours naissants de la psychanalyse, le rêve s’affirme comme un véritable instrument de prospection théorique permettant d’en approcher les mécanismes, rouages et fonctionnements. Dès lors, le monde fascinant des songes devient un vaste territoire à explorer, une machinerie secrète dont les interstices recèlent mille et une images à décoder.
Philip Bernard n’est pas un preneur de vues, mais plutôt un rêveur de vues, un de ces discrets disciples de Morphée, une espèce de nyctalope patient, capable de s’introduire et de voyager dans les images des songes, qu’il reformule ensuite à travers un travail photographique d’envergure. Né en 1956, fils et petit fils de photographe, il a eu ce privilège généalogique d’apprendre à photographier bien avant de connaître la photographie. Survivant de l’argentique, il élabore patiemment, depuis le siècle dernier, des photographies ambiguës qui, tout comme les images des rêves, déforment le réel en jouant sur une multitude d’associations étranges, jeux d’échelle troublants, profondeurs de champ variables, cadrages équivoques ou assemblages obscurs. Philip Bernard n’est ni un adepte du hasard, ni un praticien numérisé, mais plutôt un méthodique promeneur des abysses cérébrales et des bosquets touffus, qu’il extirpe savamment vers nous, à la lumière du jour. Nous ne nous étonnerons pas d’apprendre qu’à l’instar d’Hamish Fulton, Philip Bernard est un amoureux des marches, promenades et déambulations, en intérieur comme en extérieur. Fabricant d’imaginaires et dramaturge en noir et blanc, il est pour ainsi dire un scénographe du rêve, articulant l’ensemble de ses productions à travers une logique formelle évolutive, où s’accordent une très grande maitrise des procédés techniques, la plasticité, la picturalité de la lumière, et la perfection recherchée dans un équilibrage mathématique des contrastes et des valeurs. De fait, chaque photographie fonctionne tout aussi bien individuellement, que dans une lecture globale, une visée d’ensemble. Au sein d’une construction iconographique précise, voire géométrique, il émerge de son oeuvre une profonde ambition esthétique, et à l’évidence, une brillante « auréole imaginaire6 ». Tout à la fois allusions, rébus, énigmes et prophéties, les images de Philip Bernard constituent l’orchestration d’un monde caravagesque où la lumière n’est envisagée qu’au regard des ombres épaisses du soir.
La conséquente rétrospective qui nous est ici proposée, abonde en thèmes mythiques, symboliques et religieux. Nous découvrons également de nombreuses références littéraires, théâtrales et cinématographiques. Ces multiples axes auxquels Philip Bernard a recours, dessinent un univers dont la configuration est à l’image de son regard sur le monde, où la question du temps frôle celle de la chair, de la spiritualité, de l’altérité, et de la finitude.

Au prologue de l’endormissement, sous le velum, on découvre une forêt de Mormal aux airs de Brocéliande, des souches sinueuses pareilles à des cartographies compliquées, quelques pierres golemiques, un buisson ardent, un ciel de coton, et le chemin, qui, récurrent d’une image à l’autre, toujours se tortille pour se prolonger en hors champ. C’est sur cette scène d’humus, de sèves et d’orties que nous sont présentés les modèles vivants les plus dociles de l’artiste : plusieurs arbres aux ramifications tordues, arbres totémiques ou arbres aux voyelles7, qui exhibent leurs troncs compliqués. Voici que des écorces immenses, pareilles à de lourds cordages, structurent l’image en différents rythmes, et que se dresse une théâtralisation végétale qui, quoique figée sur le papier, encore vit, vibre, respire et se souvient du contact8. Au lointain Songe d’une nuit d’été, le décor ici est planté : Puck9 caché sous quelques fougères, est prêt à déverser son somnium10 pour mieux perturber nos visions.
A l’entrée du sommeil paradoxal, d’autres modèles se joignent aux paysages et natures mortes : portraits étranges et silhouettes troubles, cette fois de chair et d’os. Là une factice femme-tronc aux poings serrés trône sur une table de banquet, ici une demoiselle hystérique convulse, crie et râle sur un brancard de fortune, tandis que quelques autoportraits se dissimulent parmi les autres protagonistes. Suscitant notre curiosité, que nous racontent-ils ces personnages aux regards occultes, qui prennent la pose, nous regardent ou paraissent photographiés sur le vif ?

L’ensemble de ces photographies révèle une profonde sensibilité au langage du corps, torsions, mouvements, et même, disparitions, avec par exemple ces êtres spectraux qui, au détour d’une rêverie, surgissent d’outre-tombe pour aussitôt disparaître dans une cabriole enfantine. L’approche corporelle de la photographie de Philip Bernard est particulièrement perceptible dans la manière spécifique qu’il a d’isoler, voire même de sectionner, d’amputer certains détails du corps, qui, sous sa direction, deviennent les didascalies de son univers allégorique.

A l’approche de l’éveil, à l’affût d’infimes et précieuses découvertes nichées derrière les apparences, Philip Bernard utilise parfois le gros plan, procédé privilégié d’une transformation du réel. Son appareil photo devient alors un précieux auxiliaire : la vision rapprochée qu’il offre permet de révéler des mondes merveilleux dont l’épilogue échappe à l’oeil. Les liquides corporels, filaments de salive ou fragments de peaux, isolés par le cadrage, deviennent visibles et lisibles autrement. Notre regard est littéralement happé, il cherche à entrer en contact directement avec l’image, il n’est plus seulement un oeil qui voit, il est aussi un oeil qui désire, animé par cette surprenante « pulsion scopique » telle que définie par Freud.

Ainsi, d’un rêve à l’autre, l’œuvre de Philip Bernard constitue une véritable excursion insomniaque dans les différents cycles du sommeil et s’apparente à un étrange conte de fées, dans la mesure où son travail tout entier lui permet de convoquer des personnages étranges, terrifiants, ou hypnotiques. Comme dans les récits imaginaires, son univers est parsemé de chambres mystérieuses, de sous-bois frémissants et de fourrés impénétrables qui malgré l’angoisse sourde ou l’enchantement profond qu’ils nous procurent, laissent planer l’incertitude et le doute des choses qui vont nous être révélées. Contempler les images de Philip Bernard c’est alors vivre une expérience visuelle parfaitement singulière qui renvoie notre regard à sa raison d’être : c’est entrer dans un espace onirique sans frontière ni limite, là où « Dieu créa les nuits qui engendrent les rêves, et les formes des miroirs pour que l’homme sente qu’il est reflet lui-même. Et vanité.11»

Lolita M’Gouni, Paris, Février 2012.

LMG [Lolita M’Gouni Professeur Agrégé en Arts Plastiques, névroplasticienne et auteur, Lolita M’Gouni rencontre Philip Bernard à Lille, en 1996, alors qu’elle n’est pas encore entrée dans la vingtaine. Elle collabore alors à plusieurs projets en tant que modèle. S’en suit peu à peu un intérêt mutuel pour les univers espectifs de l’un et de l’autre, nourri d’une rofonde fidélité au fil des ans.

1 _ Gérard De Nerval, Aurélia, 1855.
2 _ Le corps genouillé latéral ou corps géniculé latéral, est
une partie du cerveau traitant les informations visuelles
provenant de la rétine.
3 _ Citons ici à titre d’exemple le rêve de Pharaon, Genèse 41.1-36.
4 _ Au sujet des rêves prémonitoires et des relations entretenues entre rêve et prophétie, nous nous renvoyons ici le lecteur aux trois chapitres du Guide des égarés de Maïmonide.
5 _ Sigmund Freud, Die Traumdeutung, (L’interprétation des rêves), publié fin 1899.
6 _ « La valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire ». Gaston Bachelard, L’Air et les songes.
7 _ Nous faisons ici allusion à L’Arbre aux voyelles de Giuseppe
Penone, moulage en broze d’un arbre déraciné évoquant
certains troncs de Philip Bernard.
8 _ En référene à l’une des oeuvres de Giuseppe Penone, L’Arbre
se souviendra du contact.
9 _ Nous faisons ici référence au malicieux lutin de la pièce
de théâtre de William Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été.
Sous les ordres d’Obéron, le roi des fées, l’espiègle Puck vient
troubler le sommeil des humains…
10 _ Parmi les cinq types de rêves définis par Alcher de Clairvaux dans l’ouvrage Liber de spiritu et anima (L’Esprit et l’âme),
le somnium est un rêve nécessitant une interprétation. A ce sujet,
il sera possible de se reporter à l’article « Rêve » de Jacques Le Goff, Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, éditions Fayard,
Paris, 1999.
11 _ Jorge Luis Borges, L’auteur et autres textes, (El hacedor) traduit de l’espagnol par Roger Cailloix, Editions Gallimard, Paris, 1960.

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